Le Monde Illustré du 7 juillet 1860Feu vert livre / BD

L'homme à la cervelle d'or (1860)
Autre titre : La légende de l'homme à la cervelle d'or.

Noter que cette nouvelle est dans le domaine public.

Sorti en France le 7 juillet 1860 dans Le Monde Illustré.

De Alphonse Daudet.

Noter que cette nouvelle existe en deux versions : original de 1860 publiée dans le journal le Monde illustré, révisée de 1869 incluse dans le recueil Les Lettres de mon moulin.

Pour adultes et adolescents.

Les parents d'un jeune garçon s'aperçoivent à la faveur d'une blessure que la cervelle de l'enfant est faite d'or...

Lettres de mon moulin, le recueil de nouvelles de 1869   Lettres de mon moulin, le recueil de nouvelles de 1869

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Le numéro complet du Monde Illustré du 7 juin 1860 est consultable sur le site de la BNF.

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(texte original de 1860)

I

Je suis né dans une petite ville de l’ancienne Souabe, chez le greffier au tribunal, un jour de soleil et de Pentecôte. Ma venue au monde fut accompagnée de quelques signes étranges qu’il est bon de raconter. Toute la famille étant réunie autour du lit de l’accouchée, mon oncle, l’inspecteur aux douanes, me prit délicatement entre ses doigts et m’apporta près de la fenêtre pour me contempler à son aise ; mais la pesanteur de mon petit être le surprit à ce point que le bonhomme effrayé me lâcha et que je m’en allai tomber lourdement sur le carreau, la tête la première. On me crut mort sur le coup, et vous pensez les cris qu’on en poussa ; le crâne d’un nouveau-né est quelque chose de si débile, le tissu en est si frêle, la pelure si délicate ; une aile de papillon glissant là-dessus peut causer les plus grands ravages ! O surprise ! Lé ténuité de mon crâne se ressentit à peine de cette terrible secousse, et ma tête, en touchant le sol, rendit un son métallique et connu de tous qui fit dresser vingt oreilles à la fois. On m’entoure, on me relève, on me palpe, et grande fut la stupeur, quand le docteur déclara que j’avais le sommet de la tête et la cervelle en or, à preuve un fragment qui s’était détaché dans ma chute, et qu’on reconnut être un morceau d’or très-pur et très-fin.

- Singulier enfant ! dit Monsieur le docteur en hochant la tête.

- Destiné à de grandes choses ! ajouta mon père hors de lui.

- Et qui doit valoir beaucoup d’argent, fit judicieusement observer mon oncle.

Avant de se séparer, on se promit le plus grand secret sur l’aventure : ce fut là la première pensée de ma mère, qui craignait que ma valeur une fois connue ne vint à tenter la cupidité de méchantes gens. J’étais, du reste, un enfant comme tous les autres, mangeant ou plutôt buvant bien, avec cela très-précoce et porteur d’allures drôlettes à dérider le front le plus sévère. Crainte d’accident, ma mère voulut me nourrir elle-même ! Je grandis donc dans notre vieille maison de la rue des Tanneurs, ne mettant presque jamais le nez dehors, toujours caressé, choyé, surveillé, talonné, n’osant faire un pas à moi seul de peur d’abîmer ma précieuse personne, et regardant tristement à travers les vitres mes petits voisins jouer aux osselets dans la rue et cabrioler à leur aise dans les ruisseaux. Comme vous pensez, on se garda bien de m’envoyer à l’école ; mon père fit venir à grands frais des maîtres à la maison, et j’acquis en peu de temps une instruction présentable. J’avouerai même que j’étais doué d’une intelligence qui surprenait les gens, et dont mes parents et moi nous avions seuls le secret. Qui n’eût été intelligent avec une cervelle riche comme la mienne ? Un jour ne se passait pas sans que chez nous on ne bénît le Ciel d’avoir fait un miracle en ma faveur et d’avoir honoré un enfant prodige l’humble demeure du greffier.

Ah ! faveur maudite ! exécrable présent ! ne pouviez-vous donc tomber sur la maison d’en face ?

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(version révisée de 1869 sous le titre "La légende de l'homme à la cervelle d'or")

à la dame qui demande des histoires gaies.

En lisant votre lettre, madame, j’ai eu comme un remords. Je m’en suis voulu de la couleur un peu trop demi-deuil de mes historiettes, et je m’étais promis de vous offrir aujourd’hui quelque chose de joyeux, de follement joyeux.

Pourquoi serais-je triste, après tout ? Je vis à mille lieues des brouillards parisiens, sur une colline lumineuse, dans le pays des tambourins et du vin muscat. Autour de chez moi tout n’est que soleil et musique ; j’ai des orchestres de culs-blancs, des orphéons de mésanges ; le matin, les courlis qui font : « Coureli ! coureli ! » à midi, les cigales, puis les pâtres qui jouent du fifre, et les belles filles brunes qu’on entend rire dans les vignes… En vérité, l’endroit est mal choisi pour broyer du noir ; je devrais plutôt expédier aux dames des poèmes couleur de rose et des pleins paniers de contes galants.

Eh bien, non ! je suis encore trop près de Paris. Tous les jours, jusque dans mes pins, il m’envoie les éclaboussures de ses tristesses… À l’heure même où j’écris ces lignes, je viens d’apprendre la mort misérable du pauvre Charles Barbara ; et mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis et les cigales ! Je n’ai plus le cœur à rien de gai… Voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin que je m’étais promis de vous faire, vous n’aurez encore aujourd’hui qu’une légende mélancolique.

Il était une fois un homme qui avait une cervelle d’or ; oui, madame, une cervelle toute en or. Lorsqu’il vint au monde, les médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde et son crâne démesuré. Il vécut cependant et grandit au soleil comme un beau plant d’olivier ; seulement sa grosse tête l’entraînait toujours, et c’était pitié de le voir se cogner à tous les meubles en marchant… Il tombait souvent. Un jour, il roula du haut d’un perron et vint donner du front contre un degré de marbre, où son crâne sonna comme un lingot. On le crut mort ; mais, en le relevant, on ne lui trouva qu’une légère blessure, avec deux ou trois gouttelettes d’or caillées dans ses cheveux blonds. C’est ainsi que les parents apprirent que l’enfant avait une cervelle en or.

La chose fut tenue secrète ; le pauvre petit lui-même ne se douta de rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne le laissait plus courir devant la porte avec les garçonnets de la rue.

— On vous volerait, mon beau trésor ! lui répondait sa mère…

Alors le petit avait grand’peur d’être volé ; il retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d’une salle à l’autre…

À dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don monstrueux qu’il tenait du destin ; et, comme ils l’avaient élevé et nourri jusque-là, ils lui demandèrent en retour un peu de son or. L’enfant n’hésita pas ; sur l’heure même, — comment ? par quels moyens ? la légende ne l’a pas dit, — il s’arracha du crâne un morceau d’or massif, un morceau gros comme une noix, qu’il jeta fièrement sur les genoux de sa mère… Puis tout ébloui des richesses qu’il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle et s’en alla par le monde en gaspillant son trésor...

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